Ce
lundi 06 janvier 2014, je vous écoutais présenter votre dernier
ouvrage sur France Info. Dans votre intervention, deux points m'ont
interpellé :
Vous
disiez que des mathématiciens prônaient, dans une tribune du
journal « Le Monde », un retour au tableau noir et à la
craie ainsi que l'arrêt des outils numériques parce que "ça
accompagne mieux la pensée » (pour vous citer) et d'ajouter :
"les outils numériques et internet appauvrissent les cultures
dans le monde en voulant l'uniformiser".
M.
Finkielkraut, permettez-moi de vous dire que je suis surpris qu'un
grand esprit comme le vôtre puisse s'accomoder de tels raccourcis.
Pour faire tout aussi court et donc tout aussi faux, je pense que
c'est très exactement le contraire.
Mon
père est un immigré de la première génération, comme le vôtre.
Il ne m'a jamais appris sa langue maternelle - axe majeur de
l'apprentissage d'une culture -, parce qu'il "n'avait personne
avec qui la parler".
À
l'époque de mon père, dans les années 60-70 en Bretagne, si l'on
ne devenait pas Français, si l'on souhaitait à tout prix garder sa
culture d'origine et ne pas « s'uniformiser », alors on
s'isolait de tout, reclus dans dans le monde, avec comme seule porte
de sortie probable, l'exclusion et la folie. Dans ces conditions,
mieux valait s'assimiler aux Français ! C'est ce qu’a fait
mon père et qu'il nous a transmis, en devenant breton et même en
étant élu « Breton de l'année », et en faisant de
nous, ses enfants, des citoyens aussi français que n'importe quel
autre Français. Et c'est ce modèle d'intégration qu'embrassent
aujourd'hui des millions d'immigrés, de couples mixtes et leur
descendance.
Mais
voyez-vous, mon épouse est immigrée de première génération
également, et mes enfants parlent parfaitement la langue de leur
mère. Non pas parce que cette langue est répandue en France,
puisqu'elle n'est à peine parlée que par 4,5 millions de personnes
dans le monde dont seulement quelques milliers en France, que nous
fréquentons peu, du reste.
Ils
la parlent parce que ce genre de choses se transmettent certainement
mieux par la mère mais aussi parce que tout les jours ou presque,
ils peuvent parler au reste de la famille installée à quelques
milliers de kilomètres. Avec Internet, c'est possible !
Mes
enfants suivent même à distance l'école de ce pays, toujours via
internet et autres outils numériques. Cela leur permet, tout en
vivant en France, de ne pas ignorer la culture de leur mère, qui est
aussi un peu la leur.
Aujourd'hui,
M. Finkielkraut, quand vous êtes originaire du Penjab, et que vous
voulez écouter les derniers tubes de la musique de votre culture,
vous n'avez qu'à vous rendre sur http://jatt.fm
L'effet
évident, c'est qu'avec internet, rester dans sa communauté
culturelle est devenu plus facile, quel que soit son positionnement
géographique dans le monde.
Encore
mieux : au travers d'internet on crée aujourd'hui des nouvelles
communautés. Des communautés de pratiques, des communautés
religieuses... des gens qui, si internet n'avait pas existé, ne se
seraient jamais rencontrés.
Je
pense qu’aujourd’hui, il est impossible d'aborder la
problématique de l’intégration sans mieux prendre en compte ces
nouveaux usages qu’un raccourci, même sur un grand média. Sinon,
on prend le risque de perdre pied avec la réalité de l’immigration
à l’ère du numérique.
Enfin,
concernant l'éducation, vous dites que la craie, la manipulation
manuelle en quelque sorte, accompagne la pensée... je vous rejoins
volontiers sur ce point. Je pense même que pour beaucoup, c'est le
corps et le travail manuel qui créent l'intelligence.
Mais
M. Finkielkraut, à qui doit-on l'ultra-théorisation de notre école
? À qui doit-on le fait que notre école ne forme qu'au travers de
cours magistralement théoriques, sans aucun rapport avec la
réalité matérielle ? À qui doit-on le fait que le travail
pratique n'existe plus dans notre école ? Comment apprend-t-on un
cosinus et un sinus de nos jours ? Quel objet concret manipule-t-on
pour en saisir le sens? Non, on vous les définit de manière
complètement théorique sans aucun lien avec la réalité
matérielle. Juste quelques formules à rabâcher en cours, et au
bout, un examen qui sanctionne ! Si vous le ratez, vous êtes
jugé idiot ou... en passe de le devenir.
Depuis
la génération de mon père jusqu'à celle de mes enfants, en
passant par la mienne, rien n'a changé, tout comme on lui apprenait
à chanter: "Nos ancêtres les Gaulois !" du fin fond
de sa brousse africaine !
Maintenant
je vais vous indiquer comment nos étudiants font « connaissance »
avec sinus et cosinus à « l'École42 ». Il est demandé
à un groupe d'élèves de réaliser un jeu vidéo. Un outil
numérique ! Pour créer cet outil, l'étudiant a ses doigts et un
clavier d'ordinateur. Imaginons alors qu'il veuille créer un
« Finkielkraut 3D », son jeu.
Pour
le réaliser, il doit absolument calculer sa 3D isométrique en
utilisant obligatoirement des sinus et des cosinus. Notons au passage
que comme par hasard, notre école est composée de 40% d'étudiants
qualifiés de "moins que rien" : ils n'ont pas le
baccalauréat ! Cependant ils se retrouvent aujourd'hui à
apprendre sans professeur, sans craie, sans règle, ni compas, sans
tableau noir...ces sinus et cosinus qu'ils ont tant détestés au
lycée. Ici, ils n'ont à disposition que l'internet et un outil
numérique et ils y arrivent.
En
conclusion, je pense que l'internet et les outils numériques ne sont
pas le problème. Je pense que vous n'êtes pas créationniste et que
vous savez donc que l'internet et ses outils ne sont pas « tombés
du ciel » ; ce sont des pures inventions humaines. C'est à
nous de les utiliser et de les perfectionner pour en faire ce que
l'on souhaite.
Par
contre il est certain que si nous laissons cet outil nous échapper,
il nous échappera à nous mais pas à tout le monde : il sera
accaparé par d'autres ! Et si vous, philosophe, écrivain…
faites de tels raccourcis, alors pour le coup, c'est le début d'un
abandon coupable et internet sera récupéré par des gens qui n’ont
pas les mêmes objectifs que nous...
La
vraie question n'est pas un retour intégral à la craie ou la
plongée dans le tout numérique. La question c'est de proposer des
solutions d'éducation adaptées à chaque enfant, pour que chacun
parvienne à notre objectif collectif de citoyenneté.
L'outil
numérique et internet, c'est très exactement la solution qui
permettrait à l'État d'offrir aux agents de l'éducation la
possibilité de ce suivi individualisé. Certains pourraient faire
leur cours en ligne, tandis que d'autres utiliseraient le modèle
physique que vous préconisez et enfin les troisièmes, certainement
la grande majorité, combineraient les deux, en offrant ou non, des
cours pratique ou théorique sur internet. Tout cela pourrait se
faire à une vitesse adaptée à chaque rythme de vie et à chaque
personnalité, sans perdre pied au milieu des 15 millions de jeunes
français actuellement scolarisés.
Mais
pour cela, il faut bien comprendre toute la portée et la puissance
d'internet et de ses outils. C'est pour cette raison que je vous
invite à venir visiter « l'École42 » et même la
soumettre à votre grande expertise, si vous souhaitez.
Après
tout, moi j'ai pu bénéficier de quelques heures de cours
d'introduction à la philosophie en classe terminale, mais je ne suis
pas sûr que vous ayez été initié au cours de programmation
informatique en 1965 à Henri IV.
Je
vous exhorte donc à venir à « 42 », vous constaterez
qu'internet n'est pas un grand méchant loup, mais un outil d'une
formidable puissance, surtout si des grands hommes sages s'en
emparent.