mardi 14 janvier 2014

LETTRE OUVERTE À ALAIN FINKIELKRAUT

Ce lundi 06 janvier 2014, je vous écoutais présenter votre dernier ouvrage sur France Info. Dans votre intervention, deux points m'ont interpellé :

Vous disiez que des mathématiciens prônaient, dans une tribune du journal « Le Monde », un retour au tableau noir et à la craie ainsi que l'arrêt des outils numériques parce que "ça accompagne mieux la pensée » (pour vous citer) et d'ajouter : "les outils numériques et internet appauvrissent les cultures dans le monde en voulant l'uniformiser".

M. Finkielkraut, permettez-moi de vous dire que je suis surpris qu'un grand esprit comme le vôtre puisse s'accomoder de tels raccourcis. Pour faire tout aussi court et donc tout aussi faux, je pense que c'est très exactement le contraire.

Mon père est un immigré de la première génération, comme le vôtre. Il ne m'a jamais appris sa langue maternelle - axe majeur de l'apprentissage d'une culture -, parce qu'il "n'avait personne avec qui la parler".

À l'époque de mon père, dans les années 60-70 en Bretagne, si l'on ne devenait pas Français, si l'on souhaitait à tout prix garder sa culture d'origine et ne pas « s'uniformiser », alors on s'isolait de tout, reclus dans dans le monde, avec comme seule porte de sortie probable, l'exclusion et la folie. Dans ces conditions, mieux valait s'assimiler aux Français ! C'est ce qu’a fait mon père et qu'il nous a transmis, en devenant breton et même en étant élu « Breton de l'année », et en faisant de nous, ses enfants, des citoyens aussi français que n'importe quel autre Français. Et c'est ce modèle d'intégration qu'embrassent aujourd'hui des millions d'immigrés, de couples mixtes et leur descendance.

Mais voyez-vous, mon épouse est immigrée de première génération également, et mes enfants parlent parfaitement la langue de leur mère. Non pas parce que cette langue est répandue en France, puisqu'elle n'est à peine parlée que par 4,5 millions de personnes dans le monde dont seulement quelques milliers en France, que nous fréquentons peu, du reste.

Ils la parlent parce que ce genre de choses se transmettent certainement mieux par la mère mais aussi parce que tout les jours ou presque, ils peuvent parler au reste de la famille installée à quelques milliers de kilomètres. Avec Internet, c'est possible !

Mes enfants suivent même à distance l'école de ce pays, toujours via internet et autres outils numériques. Cela leur permet, tout en vivant en France, de ne pas ignorer la culture de leur mère, qui est aussi un peu la leur.

Aujourd'hui, M. Finkielkraut, quand vous êtes originaire du Penjab, et que vous voulez écouter les derniers tubes de la musique de votre culture, vous n'avez qu'à vous rendre sur http://jatt.fm
L'effet évident, c'est qu'avec internet, rester dans sa communauté culturelle est devenu plus facile, quel que soit son positionnement géographique dans le monde.

Encore mieux : au travers d'internet on crée aujourd'hui des nouvelles communautés. Des communautés de pratiques, des communautés religieuses... des gens qui, si internet n'avait pas existé, ne se seraient jamais rencontrés.

Je pense qu’aujourd’hui, il est impossible d'aborder la problématique de l’intégration sans mieux prendre en compte ces nouveaux usages qu’un raccourci, même sur un grand média. Sinon, on prend le risque de perdre pied avec la réalité de l’immigration à l’ère du numérique.

Enfin, concernant l'éducation, vous dites que la craie, la manipulation manuelle en quelque sorte, accompagne la pensée... je vous rejoins volontiers sur ce point. Je pense même que pour beaucoup, c'est le corps et le travail manuel qui créent l'intelligence.

Mais M. Finkielkraut, à qui doit-on l'ultra-théorisation de notre école ? À qui doit-on le fait que notre école ne forme qu'au travers de cours magistralement théoriques, sans aucun rapport avec la réalité matérielle ? À qui doit-on le fait que le travail pratique n'existe plus dans notre école ? Comment apprend-t-on un cosinus et un sinus de nos jours ? Quel objet concret manipule-t-on pour en saisir le sens? Non, on vous les définit de manière complètement théorique sans aucun lien avec la réalité matérielle. Juste quelques formules à rabâcher en cours, et au bout, un examen qui sanctionne ! Si vous le ratez, vous êtes jugé idiot ou... en passe de le devenir.

Depuis la génération de mon père jusqu'à celle de mes enfants, en passant par la mienne, rien n'a changé, tout comme on lui apprenait à chanter: "Nos ancêtres les Gaulois !" du fin fond de sa brousse africaine !

Maintenant je vais vous indiquer comment nos étudiants font « connaissance » avec sinus et cosinus à « l'École42 ». Il est demandé à un groupe d'élèves de réaliser un jeu vidéo. Un outil numérique ! Pour créer cet outil, l'étudiant a ses doigts et un clavier d'ordinateur. Imaginons alors qu'il veuille créer un « Finkielkraut 3D », son jeu.

Pour le réaliser, il doit absolument calculer sa 3D isométrique en utilisant obligatoirement des sinus et des cosinus. Notons au passage que comme par hasard, notre école est composée de 40% d'étudiants qualifiés de "moins que rien" : ils n'ont pas le baccalauréat ! Cependant ils se retrouvent aujourd'hui à apprendre sans professeur, sans craie, sans règle, ni compas, sans tableau noir...ces sinus et cosinus qu'ils ont tant détestés au lycée. Ici, ils n'ont à disposition que l'internet et un outil numérique et ils y arrivent.

En conclusion, je pense que l'internet et les outils numériques ne sont pas le problème. Je pense que vous n'êtes pas créationniste et que vous savez donc que l'internet et ses outils ne sont pas « tombés du ciel » ; ce sont des pures inventions humaines. C'est à nous de les utiliser et de les perfectionner pour en faire ce que l'on souhaite.

Par contre il est certain que si nous laissons cet outil nous échapper, il nous échappera à nous mais pas à tout le monde : il sera accaparé par d'autres ! Et si vous, philosophe, écrivain… faites de tels raccourcis, alors pour le coup, c'est le début d'un abandon coupable et internet sera récupéré par des gens qui n’ont pas les mêmes objectifs que nous...

La vraie question n'est pas un retour intégral à la craie ou la plongée dans le tout numérique. La question c'est de proposer des solutions d'éducation adaptées à chaque enfant, pour que chacun parvienne à notre objectif collectif de citoyenneté.

L'outil numérique et internet, c'est très exactement la solution qui permettrait à l'État d'offrir aux agents de l'éducation la possibilité de ce suivi individualisé. Certains pourraient faire leur cours en ligne, tandis que d'autres utiliseraient le modèle physique que vous préconisez et enfin les troisièmes, certainement la grande majorité, combineraient les deux, en offrant ou non, des cours pratique ou théorique sur internet. Tout cela pourrait se faire à une vitesse adaptée à chaque rythme de vie et à chaque personnalité, sans perdre pied au milieu des 15 millions de jeunes français actuellement scolarisés.

Mais pour cela, il faut bien comprendre toute la portée et la puissance d'internet et de ses outils. C'est pour cette raison que je vous invite à venir visiter « l'École42 » et même la soumettre à votre grande expertise, si vous souhaitez.

Après tout, moi j'ai pu bénéficier de quelques heures de cours d'introduction à la philosophie en classe terminale, mais je ne suis pas sûr que vous ayez été initié au cours de programmation informatique en 1965 à Henri IV.


Je vous exhorte donc à venir à « 42 », vous constaterez qu'internet n'est pas un grand méchant loup, mais un outil d'une formidable puissance, surtout si des grands hommes sages s'en emparent.